À l'ombre les uns des autres


(extraits)

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conseil ne lui ayant été porté, l´idée ne gagna rien dans la nuit. Elle se ternit même. Comme si un reflux d´enthousiasme accompagnait celui de l´ivresse, le jusant que, lunaire, la nuit avait nécessairement imposé à l´alcool festif que Mahtias avait amplement consommé lors de cette soirée.
Le plus souvent, nous le laissions tout à sa jactance – et cela consistait pour ceux d´entre nous, nombreux, à avoir un téléphone mobile, à s´y pencher simplement et, outre la subite indifférence qui nous isolait sans qu´on puisse, désormais, nous taxer d´impolitesse tant celle-ci s´était intégrée aux usages, à y trouver contenance –, mais ce jour-là, Mahtias devint vite silencieux. Il écoutait Émilie. Elle avait dit “Nancy”. Elle parlait de la ville de Lorraine, mais ce nom s´insinuait en lui, comme par une erreur d´aiguillage, dans sa gorge qu´il bloquait. Et la fumée de sa cigarette refoulait comme par le conduit obturé d´une cheminée, sur le faîte duquel est posé le nid fécond d´un couple de cigognes ; il toussa. Plusieurs fois dans notre vie, nous passons à côté de ce qui aurait pu en faire le centre. Mais la peur devant la densité de ce cœur nous en éloigne mesquinement. Nous repasserons souvent à sa proximité et, à chaque fois, cet astre nodal nous vaporisera un peu plus, nous allégeant, nous reléguant à la périphérie de nous-mêmes, nous réduisant à des êtres superficiels et fantomatiques avant terme. Alors que c´était de fusion qu´était le projet initial.
Or, non, il n´allait pas s´amollir sur ce nom, “Nancy”, pas laisser fondre toute sa mâle mâture sous les yeux épiants des autres ! Il n´était plus censé l´aimer, Nancy. Et il cassa le cercle en s´en extirpant ; il le défit comme on arrache un collier dont on éparpille les perles.

Toute la journée asservi à la laideur anguleuse, linéaire et fonctionnelle de sa niche – niche diurne, et dont la chaîne, d´une longueur élastique, équivalant pour lui à la hauteur de quelques étages d´immeuble de ce quartier d´affaires, lui permettait d´atteindre à midi le restaurant d´entreprise au sous-sol (que l´architecte avait toutefois ouvert au sud par de grandes baies qui donnaient sur l´espace arboré), et d´en remonter, le corps encore lesté d´une gravité digestive déployant son intense champ dormitif –, à ce lieu de travail où
s´étiolait la moindre plante malgré les soins qu´on lui prodiguait ; réduit à promener le regard, à travers les vitres, sur les cimes des peupliers qui pointaient jusque-là ; taraudé par le trouble où le jetait ce consentement à louper quelque chose qui
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quelqu´un, je l´embarque vendredi, et je le ramène dimanche soir. Covoiturage. Essence fifty-fifty ! Comme Émilie aimait, décidément, se faire remarquer, émerger de ce bain-marie où “nous” bullions confortablement, à peine agité d´un remous qui nous ballottait entre le “nous” de notre majesté anonyme et le “on”, moins noble et si confus ! Ce “on” qui était aussi ce pronom dont Mahtias abusait du temps de Nancy, un pluriel qui s´arrêtait au duo, et que nous l´entendions prononcer avec la fierté amoureuse des débuts ; mais cette nasale lui restait en travers du pharynx quand nous le lui entendions encore, gorgé de nostalgie. Car Mahtias, à son corps défendant, en était resté aux débuts avec Nancy et se trouvait seul à présent.
Un mercredi soir, tandis qu´il rentrait en bus, le corps assoupli par les cahots berçants du véhicule, la conscience allégée par la perspective de son jour de liberté (car, à temps partiel, Mahtias chômait le jeudi), debout, il observait – avec une curiosité aussi discrète et tentaculaire que la nôtre – une jeune fille qui remplissait avec force concentration une grille de mots croisés ; et l´homme, assis à sa gauche, qui la harcelait de regards noirs et chargés comme des projectiles. Émilie, qui avait pressé le pas à la suite de Mahtias et pris ce même bus, s´était rapprochée de lui. Il ne prenait pas la peine de se fouiller pour trouver quelque chose à répondre aux potins paraprofessionnels qu´elle lui débitait, et restait tout à son observation de la jolie cruciverbiste. La place se libéra à côté d´elle, qu´Émilie s´empressa d´occuper.
Toutes deux tournaient le dos à la banquette où étaient assises deux femmes d´âge mûr. Celles-ci discutaient, et de leurs échanges, quelques bribes venaient aux oreilles de Mahtias, qu´il captait de biais, et à quoi Émilie semblait prêter attention. Passé l´église de la Madeleine, arrivés à l´intersection du boulevard Haussmann et de la rue Tronchet, la jeune fille leva le nez de son cahier de mots et tous les passagers purent voir avec elle un groupe, sans doute familial, de pauvres hères ayant élu domicile sur le trottoir et dans le froid accru sur quoi s´était fixée la fin de cette journée. J´aime, se disait Mahtias, ces gens posés là, avachis dans leur inébranlable misère, nous imposant d´assumer ce qu´ils sont sans se soucier de savoir si nous assumons ne serait-ce que ce que nous sommes !
Tout près de chez lui, l´église sonnait les heures jusqu´au soir où elles se taisaient après huit coups simples. Mais, roucoulant et voletant autour du
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premier temps, mais à quoi l´amoureux pouvait s´acclimater jusqu´à y trouver du charme. Mais elle ne se faisait pas à ce soupçon de pitié, diluée mais sensible dans l´amour qu´il lui vouait lorsque – inadvertance qu´elle avait pourtant interdite – il croisait son regard dans le miroir...
Mahtias attendait la sonnerie, étonné que les quelques minutes qui le séparaient de son lever contraint et dénué d´enthousiasme fussent de même nature que le temps dans lequel se déploieraient les grands projets de sa volonté. Il épiait, pourtant, dans ces quelques instants d´entre-soi atone grappillés au réveil, le trait de talent qui pouvait surgir puisqu´il était averti, il savait, que le talent s´exprime dans ce qui n´est jamais le fruit de la volonté de l´auteur.
Il était tourmenté depuis peu (peut-être contrecoup de trop de nuits blanches successives) par la régularité avec laquelle se présentait de façon fugace une bribe de souvenir qu´il ne parvenait pas à replacer dans son contexte. C´en était un brin infime et furtif, semblant correspondre à une fraction de seconde enregistrée. C´était comme un oiseau qui vient taper au carreau de la fenêtre, mais trop rapide pour que, levant les yeux du livre qui nous absorbait tout entier, nous ayons eu le temps de l´identifier. Le souvenir ne se présentait à chaque fois que sous les espèces d´une bribe rapide et si ténue qu´il était impossible de le reconstituer dans son entièreté ; des images, précises pourtant, des instantanés comme des photographies sans contexte. Comme si, du ventre rainuré d´une indolente baleine n´émergeait qu´une cannelure à la fois, qu´un relief, jamais le même, nous laissant dubitatifs sur ce linéament sombre affleurant : n´était-ce pas plutôt quelque pièce de bois flottant ?
Il ne fallait pas le voir le matin, notre hâbleur, se préparant à la nième représentation de cette piteuse comédie de bureau, tenant malgré tout à ce qu´elle soit quelque peu écrite !
Béotiens que, pour la plupart, nous étions, nous faisions une rampe de lancement facile et trompeuse à ses envolées de langue, un public conquis à ses maximes et à ses épigrammes qui n´en eussent pu trouver de meilleur. Tant est pauvre ce milieu professionnel, inculte et sec de langage mais aussi d´arts et de sciences ; les chiffres crus, nets et nus du boulier, seuls objets d´un jonglage toujours gagnant, à tous les coups dans le mille ; les mots, eux, rétifs quant à leur agencement, leur plastique retorse exigeant une compétence que, dans l´ensemble, nous n´avions pas. Aussi, presque chaque matin, Mahtias nous
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de loisirs, à ces chutes de temps, ces heures que son strict découpage selon le patron en vigueur dans le monde salarié laissait inemployées. Quand la fatigue était modérée, ses soirées débutaient donc par ces rognures de temps dédiées à l´activité scripturale, qui l´épuisait plus que sa journée de bureau. Quant à faire une “robe” avec ça, elle eût été d´un audacieux Arlequin !
Les jeudis, il appelait parfois l´alcool à la rescousse, en lapait plus que de raison quoique à petites lampées, entretenant dans la durée l´annihilation de toute impression d´effort et de laborieux dans la genèse de quelque morceau, qui s´avérait, désenivré, si peu choisi. En attendant, en relecture devant son écran d´ordinateur, par moments, nous pouvions le voir prendre un vif recul extatique se bloquant sur un “Ouah !” admiratif, comme s´il venait de voir son équipe favorite marquer un but.
La nuit barattait tout ça, recombinait sa prose vespérale et laissait une crème qu´au petit matin il lui fallait goûter d´un doigt circonspect : il savait tout l´intérêt de se relire dans l´état mal luné qui suit une mauvaise nuit et qui, en augmentant son irritabilité, faisait de celle-ci un outil sensible, apte à débusquer la médiocrité déjà écrite. Souvent, en effet, il se sentait de soudaines glaciations de sang ; sur la nuque, le métal froid du couperet qui alimente le panier macabre, puis les fosses communes de l´histoire littéraire.
Dans la journée, on l´entendait alors tempêter pour rien. Car – Rien n´est pire, vociférait-il, qu´un stylo vide ! qu´il jetait alors violemment et qui se fracassait contre la moquette rase du bureau. Ce jour-là, nous avons tous fini par remarquer sur cette moquette vert sale la tache rouge foncé près de celui de Boname, à peu près à l´emplacement où le stylo avait percuté le sol. Mais, honteux de son geste, sans doute, Mahtias était allé le récupérer et personne n´avait pu voir s´il s´agissait d´un stylo à encre rouge. Puis il se calma en descendant fumer.
Boname haussa d´abord les épaules rembourrées de sa veste et, d´un sourire si engagé que nous le sentions annonciateur d´une parole (qui ne venait pas), tentait d´adoucir l´atmosphère que Mahtias avait rendue cassante ; toujours à chercher des excuses à son poulain fougueux, celui-là ! Toujours prêt à lui refaire une image de chef potentiel à qui il semblait vouloir passer le flambeau !.. Puis, à distance, il lui emboîtait le pas, et ils se retrouvaient tous deux, sur l´esplanade.
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gravillonné enjambant le bassin ? Quel vestige puis-je interroger sur ce front qui, propulsé par de courtes jambes flageolantes et frénétiques contre le tronc du cerisier, s´ouvrit en surface avec douleur et pleurs sur les fruits rouges de son jeune sang ? Et sans que ne tombât aucune des cerises à peau vernie, vermillonne et tendue comme ces petits éclats de baudruche rubescente que, appliqués contre sa bouche, mon oncle gonflait par aspiration. Aucune continuité ne donne la solution. Je veux dire : tous ces souvenirs me semblent aujourd´hui extérieurs à moi, séparés de moi par leur film même, souvenirs d´emprunt à un tiers. Cheminement erratique, tronçons interchangeables empruntés par tant d´autres ; je ne peux être que dans mon présent, simple point de l´espace-temps.
Certes, un court saut en avant dans le temps, saut d´enfant qui n´était pas un ange, suffit à rendre plus nettes les images, à sentir leur substance infusée dans ma matrice mémorielle. Et palpable ce grossier goudron sur lequel cahotaient les roulettes des patins, qui faisait le tour de la cité à loyers modérés, tour inscrit dans le rectangle que dessinaient ces trois barres (détruites depuis) d´immeubles joints, au milieu desquelles s´offraient à l´émerveillement naïf d´enfants pauvres un bac à sable, une pelouse pelée et deux ou trois conifères rachitiques. Car c´était moins une que je naquisse dans cette mansarde de la rue Saint-Marcel (dite, aujourd´hui, rue de la Soif) où nichaient mes parents, où l´eau ne montait pas, qu´il fallait aller chercher à brocs ou à seaux dans la cour.
Mais peut-être, mon frère et moi, avons-nous trop souvent “fait le mort” !? Peut-être, ces morts jouées avaient-elles suffi à casser le continuum de notre mémoire enfantine. On s´y adonnait d´autant plus volontiers qu´on se savait loin d´elle, la mort ; on la taquinait comme on excite un monstre dont on se sait protégé par la grille solide qui nous en sépare. Nous étions immobiles, avions les yeux grands ouverts et fixes, étions allongés, sur le dos et tordus, donnant l´impression d´un mouvement interrompu en plein vol, d´une dernière convulsion, d´un brusque arrêt sur image.
Mahtias comparait sa vie actuelle à celle de son grand-père, et leurs deux vies lui semblaient flotter dans une même inanité.
Si le corps même de son aïeul, son poids impotent était, intériorisé, comme le boulet qui, le liant par sa chaîne, entrave la liberté du bagnard, la banque lui pesait tout autant, comme un milieu carcéral où son temps libre était compté, infime malgré les jeudis et les ouiken. Et du peu qui lui était octroyé, il ne
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