De deux lunes l'autre
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(extraits)

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La cabane

                            Nos vies, nos lancinants quotidiens ne sont pas complexes au point de s'emmêler les crayons en les créant de toutes pièces...

L'ensemble est strict. Pas la moindre courbe n'arrondit sa rigueur vétuste. Aucune aile de verre ne vient battre au vent, les fenêtres sont à glissière ; aucun pétale de linge ne colore sa façade, c'est interdit. D'immenses lettres peintes, cependant, la traversent de zébrures grises ; de gros nuages noirs roulent dans le ciel, que le vent motorise.
Selon une distribution aléatoire sur la façade de l'immeuble, de temps en temps quelqu'un passe devant une fenêtre, et parfois, malgré le froid, l'ouvre et s'y installe quelques minutes, les coudes sur le rebord. En face, une bretelle de bitume guide les voitures sur l'autoroute toute proche. Sous la bretelle glisse une route nationale qui bifurque à l'ouest pour s'en aller longer un cours d'eau sale. La ramure de quelques arbres effeuillés tremble sous le vent. Des cris aigus fusent à travers les rares fenêtres ouvertes d'où émane aussi (on est dimanche, vers midi) un panaché d'odeurs de cuisine. Mais rien de tout ça n'atteint la petite chambre close où vivote une jeune femme très nuancée.

Il fallait vraiment être très imaginatif pour bomber ces formes austères d'un souffle onirique. Très imaginative ou terriblement contrite, comme Sandrine qui regardait dehors depuis deux heures à travers la vitre et ses larmes. Quelle que soit la laideur d'une banlieue, certains sentiments extrêmes parviennent à la transfigurer. Sandrine n'a pas pleuré pendant la totalité de ces deux heures, sans quoi son cœur même serait sec à présent, ou alors il lui eût fallu souvent se désaltérer. Non, ces pleurs sont tardifs, venus comme en un lent abandon, le front appuyé à la vitre, la main sur la poignée de la crémone.
C'est dépouillé chez elle. Ni effet d'un style, ni sobriété, non. Dépouillement. L'amant qu'elle hébergeait jadis était chômeur. Elle caissière dans une supérette, lui chômeur. Il n'avait pas mis longtemps à se faire la malle. Il avait tout raflé, tout sauf une chaise, le matelas du lit (il avait volé le sommier), quelques draps et couvertures
[...]



Les habits sales

Dans un patelin minuscule, accroché à la côte bretonne, ignoré de tous ou presque, j'eus l'occasion d'apprécier l'esprit du terroir en me rendant dans l'unique bistrot du lieu, ultime escale avant mon point de chute. J'avais été convié (à dire le vrai, je m'étais proposé et avais pris à ma charge les frais du voyage de Paris) à venir dédicacer mon dernier (et premier) roman dans un petit établissement qui faisait café-librairie, sur lequel une coupure de presse traînant chez un ami avait allumé ma curiosité. Il y était décrit avec concision, quelques mots sur le parcours original des tenanciers (on les nommait : Gina l'Italienne et Sokinos, le Grec), mais une photo le montrait au bord de falaise, donnant sur la mer et la campagne. Sur une carte de Bretagne, je pus vérifier qu'aucun bourg, aucun village ne se trouvait au lieu-dit, et du petit port que j'abordais à l'instant par le troquet, j'avais encore plusieurs kilomètres à parcourir avant de l'atteindre. Cet isolement d'une librairie de campagne me fascinait...
Ici, le mur de l'antre suintait d'ombre grasse et les langues battaient le palais, gauchies par l'alcool. J'ignorais encore de quel grain était composée la clientèle du café-livres, mais un peu d'instinct m'épargnait la crainte d'avoir à y rencontrer des mines pareillement imbibées. L'un des attablés me salua avec la familiarité ostentatoire qui sied en ces lieux et, comme je demandais une limonade, j'eus à essuyer les quelques avinés sarcasmes en usage dans cette confrérie. Dans un coin, installé à une table, j'observais l'assistance : elle communiait, et j'étais exclu du rituel. Une fumée âcre saturait ce petit monde, bain naturel de ses libations. Je guignais ces faces vultueuses, ces visages boucanés, empourprés d'alcool, ces cervelles confites, lorsque celui qui m'avait salué (et qui me semblait le plus vif dans ce vivier stagnant où la plupart, bouches béantes, semblaient agoniser) vint s'asseoir en face de moi : « Vous faites quoi ? – Vous voyez, je bois. – Je veux dire, dans la vie, vous faites quoi ? » Content d'avoir un vis-à-vis, je me satisfaisais de l'audace bon enfant que lui donnait l'alcool et j'admis sa curiosité : « J'écris. – Ah bon ?.. Quoi ? – Des contes et des balivernes... » Il était sans doute plus lucide que ses coreligionnaires car, à ma surprise, il me lança : « Et je parie que vous êtes en mal d'inspiration. » Sans attendre mon acquiescement, il fanfaronna : « Eh ! Vous tombez bien ici. J'ai de la matière pour vous !.. » Je l'interrompis ; le jour faiblissait, je dus prendre congé sur l'obligation où j'étais de me rendre au plus tôt chez mes hôtes – qu'il me dit bien connaître. A l'un ou à l'autre, enchaîna-t-il en me le tendant, je pouvais remettre ce petit paquet mal ficelé qu'il venait de sortir de sa poche. Ils sauraient ce qu'en faire. Je le lui promis ainsi que de revenir l'écouter ici même.
Promesse dont je faillis oublier les deux termes tant fut capiteuse la douce euphorie de mon arrivée au café-livres.
[...]



Une flamme entre nous

Assis sur un banc, les coudes sur mes genoux, plié sur mon livre, je ne vis que les chaussures du couple de passants dont l'une dit en passant : “...mmouais, bof bof, sans plus...” Et je repris ma lecture.
Un autre pas vint à traverser mon champ de vision, ralentit puis s'arrêta. Je levai le nez de mon bouquin : un jeune homme me matait d'un regard empreint du charme que confère du moins la dignité (je craignais trop ces regards hébétés, avides et sans espoir des hommes déjà vieux). Il vint s'asseoir à l'autre extrémité du banc que j'avais laissée libre, comme une invite. Je replongeai dans mon livre, mais déjà les phrases se brouillaient dans ma lecture. La réalité semblait se condenser dans cette présence à l'autre bout du banc, à ma droite, qui toussotait un peu ou faisait crisser le gravier sous ses chaussures. Me dégager de cette emprise muette commençait à devenir une affaire délicate : je passais ma main droite dans mes cheveux, me pinçais le lobe de l'oreille ou la racine du nez, scrutais d'un air inspiré la grande étendue verte devant moi. Ce que nous formions, lui, le banc et moi, semblait osciller, tanguer, s'engager en mauvaise mer...
Je risquai une œillade à droite : le jeune homme posait un regard impassible sur le carré de pelouse. Je repris la pose, tête haute, bien dans l'axe, avec, comme butin de mon grappillage visuel, un peu de doute : le profil n'était pas à la hauteur de ce que laissait espérer le visage que j'avais aperçu juste avant que le temps ne s'appesantisse. Jugeant confortable cette découverte, je me libérai un peu. Je pus même lire en toute conscience quelques phrases de mon roman. J'étais à demi détaché lorsque l'autre parut marquer quelque impatience, un peu d'affolement aussi que j'eus le temps de déceler quand, derechef, je le dévisageai avec morgue. Revenu à mon livre, je sentis cette morgue rester sur mon visage, mais par inertie plus que par conviction, car quelque chose dans le visage de mon voisin, sur moi avait fait effet, proche, peut-être, de celui qu'avait eu la Sainte Face sur Véronique. Pendant que je simulais ma lecture, en moi le malaise reprenait donc, qui eut raison de ma morgue. Je fus sauvé car l'autre, qui avait dû avoir, lui, une perception claire des doutes où je mijotais, parla : « C'est rarement bien du premier coup ! » Soulagé, je risquai : « Pardon ? – Je veux dire qu'on est rarement satisfait dès le premier jet ... » Ce disant, il me tendait son paquet de cigarettes, et nos visages enfin se faisaient face loyalement.
Nous parlâmes un peu de voitures, mais ça sonnait faux chez l'un et chez l'autre.
[...]



Possession

Le lendemain, spéculant sur sa possible réitération, je me postais là, sur un banc, peu avant l'heure à laquelle, la veille, s'était réalisé l'événement. Et mon guet fut récompensé. Ce que je n'avais qu'aperçu la veille, et qui déjà avait entamé mon âme, acheva dès lors son travail de sape : j'eus les yeux exorbités par le désir, pleurant de la joie hors d'atteinte de sa réalisation.
La veille, j'avais pu au cours de la journée, venir à bout de mes ardeurs, par des méthodes malhonnêtes où entrait beaucoup d'auto-persuasion : j'avais mal vu, le personnage était de biais, j'avais dû me tromper en en faisant le tour mentalement (mon cerveau s'était empressé de le faire comme une araignée empaquette sa proie dans sa soie), sûrement la réalité présentait (comme toujours, sans quoi elle serait invivable) quelque disgrâce... Mais ce matin-là confirma mon propre ligotage et me porta le coup de grâce : comment des gens pouvaient-ils avoir des formes si parfaites, si aguichantes, tout en se mouvant d'une démarche si ingénue, de l'air détaché de tout comme des anges, alors qu'ils n'inspiraient que le sexe, le sexe, le sexe ?.. A s'en marteler le front sur le trottoir ! Il passa, en effet, d'un pas un peu pressé, paraissant tout absorbé dans l'anticipation du travail qui l'attendait. Et je voulais être ce travail ; son chantier, son bureau, le siège où il allait posé son cul céleste, etc. Quelle prière eussé-je adressé, à quel dieu, pour qu'il me délivrât de ce mal-ci ! Je perdais tellement la tête que je l'aurais vue, sans frémir, rouler aux pieds du banc où j'étais assise.
Je suis vieille, et même avec de l'argent, je n'aurais rien obtenu de ce genre de jeune homme qui eût joué l'effarouché intègre : j'aurais pu négocier, lui dire que ce n'était pas exactement lui que je voulais, mais simplement son corps sur quoi le passage de mes caresses m'eût contentée pendant qu'il eût pu, lui, garder la tête haute. Mais je dérivais dans des rêves de dictature, de pouvoir indiscutable : je fomentais de nouvelles guerres de Troie, faisais déployer un périmètre de sécurité autour de l'élu, tendre des filets dont je ramenais cette pêche miraculeuse faite d'un seul poisson. Ou bien je lançais des procédures auprès des tribunaux car il y avait là délit manifeste : coups et blessures ; sans intention, certes, ce qui nous aurait ouvert les voies d'un règlement amiable...
[...]



La spirale

Quand, sur le bas-côté, la voiture était venue le percuter, le faucher au terme d'un ralenti imaginable mais trop tardif, quand il avait dû le lâcher, le livre avait décrit un bel orbe aérien en battant des pages comme un volatile effarouché. C'est ce qui ressortait de la photo, où le livre à l'avant-plan justement, était distant du petit cadavre – eu égard à l'échelle et à la parallaxe – d'environ quinze mètres. Distance qu'avait parcourue la voiture, en trajectoire oblique à partir du bord de la route, et que la mère, vieillie depuis, avait mentalement arpentée inlassablement pour, en esprit – mais l'esprit n'y faisait rien – s'y placer, devant l'enfant. Face à la photo, posée là sur le buffet, c'était toujours les mêmes difficultés, inentamées, à retenir ses larmes quand elle servait à l'invité le café qu'elle faisait toujours très serré. C'était son remontant à elle, et c'était toujours avec ça qu'elle l'accueillait, lui, le châtelain, quand il venait chercher son dû, à savoir un loyer devenu purement symbolique. Et lors, plutôt que de la voir renifler, il détournait dignement la tête et, faisant porter la conversation sur autre chose, l'observait, elle et toute la pièce, ses allées et venues au buffet, touchant la photo, se signant etc., tout ça, donc, vu dans le balancier réfléchissant et fortement renflé de la grosse horloge qu'il avait offerte, lui, à la maisonnée, le jour précisément de la naissance du petit. Quelle sotte idée c'était là ! Une horloge, comme pour lui mesurer son temps ; à peine né et on lui remontait son compte à rebours, oui vraiment, a posteriori, une idée d'une noire stupidité qu'il se reprochait maintenant d'avoir eue.
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L'autocuiseur

Pour une fois, je n'ai rien dit. Pour cette fois encore, j'ai laissé passer l'orage. C'était d'ailleurs un orage sec : elle vociférait sans postillonner, pour une fois. De même, quand mon fils sortit de sa chambre dans son jean à l'entrejambe palmé jusqu'aux genoux, je n'ai rien dit. Je ne voulais pas d'histoires, ce jour-là. Parce que c'est toujours la même chose : on est à table et puis, pour un rien, ça part, un grief, puis deux, trois, tout petits mais jetés en salve à la tête ; souvent les mêmes que la veille. Seul l'ordre change. Un jour c'est : la descente de la poubelle, le robinet qui fuit, les voisins qui cognent, le fils absent de l'école. Le lendemain, les voisins cognent, le robinet fuit, la poubelle sent. Et ainsi de suite : mêmes thèmes joués dans un ordre seul variant. Quand on est fin prêt, on rétorque. Mais là, non.
Parfois, c'est un jour sans vociférations : un calme olympien règne sur nos agapes ; même les voisins font silence. Tout le monde se tait ; on ne sait pas bien pourquoi ; sans doute un changement dans la stratégie de communication puisque le robinet fuit toujours, lui : on l'entend goutter dans l'évier de la cuisine. Olympe est un faux calme.
Il y a aussi des jours, rares, où un thème nouveau fait intrusion dans la liste. Alors là, on est pris au dépourvu. Comme ce jour où elle m'accusa sèchement de ne rien faire à l'autocuiseur qui rendait l'âme. Je n'ai rien dit. Je me suis levé pour aller voir l'âme vaporeuse de l'autocuiseur sur le feu s'échapper continûment, en effet, comme un génie avorté sortant d'une grossière lampe d'acier. Et je suis retourné à ma place. Mon fils était déjà à la sienne, presque avachi, le coude sur la table, un rictus élargi par la main dont il se soutenait la joue. Elle restait debout, avec quelque chose d'ahuri dans le regard. C'est à ce moment-là que ces hurlements ont redoublé. J'ai attendu. C'était une virago en furie. Paix à son âme en feu, que j'attisais, je l'admets aujourd'hui, en n'ayant d'oreille que pour le commentaire radiophonique que diffusait en direct d'un grand prix de Formule 1 le petit poste posé à côté de mon assiette. J'écoutais en attendant que ça passe. Mon fils, assis en face de moi, doublement accoudé, attendait aussi, les oreilles cachées dans ses mains. Il me souriait d'une vague connivence (il me faut préciser que je n'ai aucun goût pour la Formule 1.
[...]



Le métrologue

                            A lire de préférence en caractères blancs sur fond noir.

Une balle de papier gris, ballottée au gré de courants d'air, va et vient, d'avant en arrière et vice-versa. Dans l'air qui s'engouffre à la vitesse de la rame, les dreadlocks blonds frétillent, obliques. Ils sont lisses, très fins, tressés de fil incolore ; au bout de chacun flotte une petite étoffe rouge, paradant de la prétention toute naïve d'une bannière traînée par un aéroplane…
GARE DE LYON !
…« Personne cool » semble indiquer le fanion rouge, sans « prise de tête », qu'elle a pourtant prise dans un serre-tête bariolé qui brouille les signes en enflant un peu le casque blond de la chevelure.
GARE DE LYON, moins vociféré, plus posé, porté par ces mêmes haut-parleurs crachotants, confirmant résolument la station où vient de s'arrêter la rame.
On entre, on sort ; et c'est le tour des roulettes – une procession de roulettes – de faire rouler tout ce que ces petites mécaniques peuvent porter de viatique.

De nouveau, la rame file ; les yeux se brident. La joie se lit à visage ouvert, tous cheveux au vent, joie d'être bien vivant, là, dans le vent qui entre latéralement ; les traits empreints de la concentration joyeuse de l'enfant tout à son tour de manège, les jambes fléchies et souples dansant sur les soubresauts du métro – dont on dirait que la chaleur l'excite encore à la vitesse, ou peut-être n'est-ce qu'à fin de plus forte ventilation interne.
Il y en a plus d'une comme ça, de ces têtes serrées sous des javelles de chanvre blond, l'air naïf, toutes à sourire de ce sourire plissé, sourire à la vie, sous toutes ses formes, nombreuses, ici, dans le métro...
[...]



Contusions

« S'il vous plaît, j'ai déjà mis plusieurs mots pour demander qu'on essuie ses chaussures avant de sortir des caves. Les escaliers vont encore être dégueulasses !..
– C'est pas grave, vous fâchez pas...
Je regardais les deux hommes en train de verrouiller consciencieusement la porte de l'escalier menant aux caves. Je voyais leurs sourires me dire qu'ils n'avaient cure de mon souci de propreté. J'insistai :
– J'ai mis mon appartement en vente, et je souhaiterais que mes visiteurs aient bonne impression. Faites un effort, ça vous coûte quoi ?
– Un effort… Leurs sourires se débridaient ; ils s'esclaffaient. Puis, reprenant leur sérieux :
– Vous mettez en vente ? On peut visiter ?
– Vous seriez intéressés ? C'est petit, vous savez !
– Faut voir...
– Eh bien, suivez-moi. »
J'aurais pourtant dû rester sur mes gardes, me méfier de cette journée-là : le midi, au restaurant d'entreprise, voulant finement couper un cornichon en le posant transversalement sur ma fourchette et en y appliquant le couteau de façon à ce que celui-ci passât entre deux dents de celle-là, le condiment avait sauté et maculé de vinaigre très coloré ma chemise blanche… Nous gravîmes sans parler les trois étages qui nous séparaient de mon studio. Haletant au dernier palier, je pris quelques secondes à dérouler mon vertige hélicoïdal. En entrant, comme je faisais remarquer qu'ils maculaient la moquette de l'étroit vestibule avec leurs chaussures sales, l'un d'eux me dit :
« Laissez, c'est pas grave... »

De l'hôpital – où j'étais arrivé je ne sais comment, et étais resté en observation pour moult contusions – je pus, après une semaine, regagner mon domicile... Ouvrant la porte, je pris ce désert en pleine figure : l'appartement était vide. Pillé. Prêt à la vente, en somme.
Dès mon entrée dans cet espace familier (où je frissonnais de la froidure, le chauffage ayant été éteint), le pesant talon, également familier, de la voisine du dessus – si pesant que le pied semblait dépourvu de plante et qu'elle semblait marcher sur les terminaisons de manches ou d'échasses – poinçonnait avec vigueur son sol carrelé ; et dans l'extrême dénuement où m'étaient rendus mes pénates, rien n'amortissait plus la terrible pression acoustique sous laquelle m'écrasait ce pied.
[...]



La métamorphose de l'huître

Non loin de la Tour Eiffel, je vois un homme muni d'un appareil photo, accompagné d'une femme qui en porte également un. Ils marchent. Ce n'est pas un mouvement d'arbres ballottés au gré du vent, mais ça pourrait. Ils marchent d'une marche dirigée et non flâneuse. C'est un mouvement motivé, une conscience en anticipe le but. Leurs appareils oscillent aux bouts de leurs lanières et sont assez clinquants pour paraître professionnels.

Il... non, elle... non : ils, ils photographient un personnage. Ils ne sont pas seuls, affairés autour du personnage central qui semble se demander qui il est pour se trouver au centre d'une telle nuée de photographes. C'est alors que, dans la foule, je remarque un mien collègue. Que fait-il ici ? Sa présence est tout à fait improbable, mais c'est un fait qu'il est ici. Du reste, je n'ai pas plus de probabilité de présence que lui ici. Qu'est-ce qui m'y a attiré ?
Je tourne sept fois ma phrase dans ma bouche, un peu comme un cracheur de vin. Donc, ils sont une nuée de journalistes affairés. Je pétris mon personnage central. J'y vais moderato : il est vieux. La voussure est honorable ; y manque la pelisse. C'est un vieux cinéaste, célèbre en son temps, qui traîne encore un sillage de notoriété. Mais il se demande pourquoi tant de journalistes l'entourent et le mitraillent de leurs obturateurs tout en le questionnant. Il dit qu'on a perdu depuis longtemps les clés de lecture de ses films, que lui-même ne les a plus. Puis il se tait. Que vais-je faire de ce personnage central mais vieux ? Un pourfendeur, aigri et silencieux, de l'inculture contemporaine ? Pour l'instant, il avance et altère un peu la nuée des journalistes en brandissant devant lui sa canne. Tous ces néanthropiens lui soulèvent le cœur qu'il a susceptible. Mon collègue a disparu. Je tire sur un fil qui n'existe pas ; je dévide une bobine vierge ; ce fil n'existe pas : je suis l'araignée qui le tire d'elle-même et tente de tisser sa toile (je trie, décide, et règne). Et voilà que je gaspille les événements, que je les consomme à la va-vite, sans en extraire le sens.
[….]



Le raidillon

Sur quelque pierre exorbitée, dans ce sentier qui en tenait tant dans sa glaise, la chaussure butait parfois et rebroussait chemin, encouragée à cela par l'élasticité de la semelle. C'était tout un travail de la ramener vers l'avant, d'imposer à la jambe le mouvement général de la marche, souvent ascendante.
Car chaque pierre butée faisait comme ajouter son poids à celui de la chaussure ; la marche devenait lourde.
“Ce genre d'effort aura peut-être détourné de leur dessein bien des cancers œuvrant déjà dans mon corps”, se disait la marcheuse pour stimuler son courage.
Elle marchait sur un chemin de terre, bordé de prés, ou de forêts denses.
Après une nuit de forte activité onirique, le réveil l'avait cueillie à fleur de sommeil et l'avait laissée sans visage : les yeux bouffis de nuit, éblouis par les deux luminaires qui flanquaient le haut du grand miroir de la salle de bains, elle fut contrainte à baisser le regard, à n'atteindre d'elle-même que le buste où les seins montraient déjà des lassitudes à résister à la gravité. Elle les ajusta dans un soutien-gorge dentelé et se satisfit de leur voir meilleure allure, chacun dans sa coiffe de dentelle.
Mais une lourdeur subite appuyait parfois sur sa gorge, et, très vite, cette pesanteur gutturale descendait dans l'estomac et y siégeait... “C'était ne pas aimer du tout que d'aimer aussi mal !”

Elle avait pris le train tôt le matin, puis le chemin de randonnée lui avait ouvert la voie, elle qui ne connaissait jusque là que la route. Non qu'elle ne randonnât jamais, puisque, bien au contraire, elle aimait la marche. La déambulation lui était un mouvement naturel, spontané, et, lancée, il lui arrivait de se sentir des ailes. Mais pas ici. Ici, sa marche s'alourdissait encore de ce poids dans l'estomac, léger comme un chaton qu'on tenterait de noyer enfermé dans un sac de pierres !
Dans l'isolement du petit cabinet de toilette brinquebalant au bout du wagon, après, penchée au-dessus du petit lavabo, s'être aspergé le visage, face au miroir, elle avait détourné le regard. De retour à son siège, elle les avait vus. Elle les revoit encore : elle qui l'envahit, le moutarde d'un amour tout miel, sa main qui le caresse, le cajole à tout va ; l'avant-bras qu'elle lui saisit, ses doigts qui forcent et qu'elle entrelace à ceux de l'homme, dont les regards sont tendus par la volonté : ils auraient tendance naturelle à la fuite ; la volonté,
[….]

 
 
 
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