Tiroir, tiroir


(extraits)

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1
    Si je lisais (et je lisais), je m'interrompais souvent. Et dès que je m'allongeais, des petits feux m'assaillaient les entrailles comme si, moi debout, tenus en respect ils s'étaient mis en veilleuse, mais que, vite épuisé, je m'étendisse, et ils avaient tout loisir, puisque je le leur prêtais, de me mordre le flanc. C'était corrosif en effet comme le feu doux d'une lente incinération intestine. Le livre ouvert pendant au bout d'un bras exsangue devait avoir son pesant de romantisme pâle et désuet, mais je ne le sentais pas. Mon souffle, très court, parvenait à peine au débit vital. Alors suffoquant, je me relevais et ouvrais ma fenêtre ce qui ne faisait qu'attiser ma consomption.
    Avec le soin méticuleux dont on pare sa ruine, je suivais les progrès du mal à cet indice sûr: la mollesse de mes cordes vocales, comme enveloppées de ouate ou de papier de soie, leurs vibrations amorties, ma voix atone. Sans plus de discernement que le chien qui aboyait d'une fenêtre que surplombait la mienne, et avec la même obstination l'essayant chaque matin, j'en déduisais le chiffre (ces cordes comme le cheveu de l'hygromètre !) du climat intérieur dans lequel je passerais le jour. Et, la voulant réveiller de sa léthargie, la forçais un peu, avec l'idée vague, alors qu'elle n'en était qu'un effet, qu'elle serait la cause de mon atonie générale. Je voulais en somme leurrer le corps par des joies que n'éprouvait pas l'âme.
    Des moiteurs me venaient aux tempes, nombre de mes cheveux se dressaient soudain; des peurs abyssales me prenaient, accoudé à ma fenêtre donnant sur un vide à la fois convoité et redouté.
    En fin de journée, au coin de chaque oeil, un petit agglomérat de mucosités séchées révélait le suintement larmoyant de là tout le jour. Et la nuit, couché sur le flanc, c'était le dos rond, comme un
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Et bien que je m'attendisse à cette issue, je n'en allai pas moins défaillant parmi les vivants.

    Le dépit était à son comble quand me revenait à l'esprit tous les espoirs que j'avais fondés sur ma récente situation d'oisiveté (de la paresse coulant ce bain de cogitations, idéal pour ce à quoi je, en toute modestie, me destine: la création littéraire) qui n'en portait nul fruit. Pendant près de dix ans, travaillant dans une entreprise, je calculais la date de mon élargissement (croyant à cette possibilité mienne de reprendre la main sur mon destin; durant cette longue période d'un labeur aussi ennuyeux que des journées pénitentiaires, je m'accrochais à cette chimère, d'année en année avarement reportée: j'irai, me disais-je, inspiré, sac au dos, par les routes, goûtant ma solitude comme on se lèche les doigts d'un bon plat; il m'était bon de croire alors que ce report n'avait de causes que d'ordre pécuniaire), depuis près de dix ans, j'agitais le voile frémissant derrière lequel j'imaginais s'inaugurer cette grande ère où je me gavais enfin d'écriture ! Voilà qu'un hasard malicieux me le levait (la levée des écrous ! ), et voilà que j'allais de revers en revers: refus des éditeurs, stérilité (stérilité littéraire, oui, ce symptôme, innocemment tu plus haut, fut en fait le héraut de tous les autres qui s'engouffrèrent dans son sillage). Un rêve banal s'éteignait qui me laisserait longtemps une plaie de cendres noires.

    Les stimulations éteintes, l'époque était plate, alanguie, étale. Au prétexte le plus bête, on se chauffait d'excitations de façade: à Paris, au moindre clin de soleil, dans le jardin de la Place des Vosges, on se vautrait en masse sur les carrés de pelouse, dans une commune insouciance
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son patois mâchonné et je sortis; annonçant une tempête, une bourrasque me cueillit portant mes pas vers l'établissement du concurrent que, peu après la pharmacie, je trouvai très vite, sous l'enseigne pompeuse qui le signalait: "Les plis de l'obéissance au vent". Sûr que là, le français devait être parlé délié ! J'y allais goûter au moins le plaisir de voir que ce à quoi j'aspirais, d'autres l'avaient réalisé.
    Et d'y découvrir comment: c'était une petite maison traditionnelle dont les deux pièces du bas hébergeaient, l'une, le café dont un mur était tapissé d'étagères de livres dans les intervalles réguliers desquelles logeaient les photographies d'écrivains célèbres, l'autre plus spacieuse, la librairie elle-même, avec ses piles sur les tables, ses bandonéons étirés dans les meubles vitrés, etc. Je demandai un café. L'accueil était exquis, et l'on sentait l'affaire fondée par des passionnés: Sonia, anciennement professeur de lettres, jeune encore et éperdue d'un enthousiasme immature, Karl surtout, qui, quoique doté d'une profession dont il ne cherchait nullement à se retirer, avait déjà écrit et... publié, et finançait le projet qui, m'apprit-il, n'en était qu'à ses débuts. Il semblait satisfait, comme de tracer un infime segment d'Histoire.
    Peu loquace, mais quelque chose de mon dessein mort-né devait transpirer de mon expression admirative, je finis par leur avouer ma tentation de monter un projet similaire au leur... ailleurs. Ce qu'ils approuvèrent chaudement, et la jeune femme de me donner sa carte, histoire, dans l'avenir, d'échanger nos expériences en la matière.
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que pis-aller, dans sa formulation même m'avait réconforté par sa banalité: trouver un emploi. Et j'avais postulé, sans discernement, dans une excitation sans motif tissant une toile où j'attendais qu'on vienne se prendre. Mais, invalidant mes plans où j'augurais de grandes facilités, les refus affluaient là aussi, ce qui, au vu de la richesse de mon curriculum vitae, me consola de mes déboires éditoriaux (pensez donc, si l'erreur était de même nature ici et là, tressant comme l'entrelacs obstiné de l'échec: relégué pour excès de talent !).
    Mais enfin, j'embauchais dans une société sise à La Défense. Et pendant sept années, alors que des plombs tiraient mes cordes vocales et moi tout entier vers le sol, je parvins à parler à une hauteur, et avec une autorité telle qu'on n'y vit jamais que le feu de l'enthousiasme.

2

C'était la mauvaise heure pour se rendormir: mes yeux cillaient déjà sous l'aiguillon de l'aube et, contractée, ma mâchoire craquait sous l'oreiller, de même que l'osier du fauteuil sur lequel s'impatientait ma panoplie: pantalon de coton gris à pinces plié à plat, ceinture de cuir noir enroulée dessus, cravate bleue et chemise blanche cintrée au dossier. Au sol, souliers noirs dépoussiérés et cirés, embauchoirs tendus.
    A l'arrivée du métro, chacun, somnolant sur le quai, se leva comme à l'entrée d'une majesté. Et, fût-ce d'une courte pointe dans cette course poursuite avec le travail salarié qui me
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barreaux, je scrutais le champ évasé de mon avenir, dont, libéré, je découvrirai l'exiguïté. En travaillant de nouveau, j'avais précautionneusement rabattu ce rideau désormais tailladé qui laissait voir par une grande estafilade la vanité de mes spéculations.
    Examinons - j'ai le temps: avant de couler, mon café sera moulu par l'automate, puis sera passé et filtré goutte à goutte, le tout dans une séquence ressassée de sons - les diverses attitudes des éditeurs que j'avais sollicités jusqu'à présent, maintenant que les exemplaires disséminés, rentrés au bercail, marqueront une pause avant une nouvelle transhumance.
    Sauf celui qui m'avait été renvoyé - si promptement qu'il m'en cuisait encore comme d'un soufflet -, l'un après l'autre, j'étais venu les retirer: à chaque fois, l'hôtesse m'avait tendu l'exemplaire refusé avec cet air de "j'vous l'avais bien dit" dont elle semblait vouloir justifier ce navrement pincé qu'elle affichait quelques semaines auparavant - mais qu'elle affichait sans doute à chaque dépôt de manuscrit - quand je le lui avais remis, cet air de plainte "il faudra donc qu'à chaque fois, on me dérange pour ça !" Seules les échéances variaient, et les courriers, lapidaires. Une fois seulement, je l'ai dit, le manuscrit me revint directement par la poste, joint à un courrier, après deux jours seulement ! Et ce, alors que l'éditeur en question m'assurait préalablement du soin qu'il mettait à lire les travaux d'inconnus.
    Cette litanie de l'échec (où je voyais à l'oeuvre quelque chose qui était plus fort que ma volonté, qui pourrait bien être... l'apocatastase) m'amenait à soupçonner que pouvait bien m'avoir échappé chez les auteurs reconnus une grande part de leur génie. Je promenais ma loupe sur des pages
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